GIS Sciences de la Cognition

Réflexion de prospective

Apports mutuels
de la cognition naturelle
et de la cognition artificielle


Rapport de synthèse

Rédigé par Jean-Gabriel Ganascia


"Pour construire un modèle - Palomar le savait -, il faut partir de quelque chose, c'est-à-dire qu'il faut avoir des principes d'où faire découler par déduction son propre raisonnement."

"Le modèle des modèles", dans Palomar, Italo Calvino.


1. Préambule

2. Couverture du champ

3. Simulation et modélisation
3.1. Modélisation
3.2. Simulation

4. Cognition naturelle/cognition artificielle
4.1. Cognition naturelle
4.2. Cognition artificielle

5. Apports mutuels

6. Propositions d'actions


1. Préambule

Dans le cadre de ses réflexions de prospective, le GIS "Sciences de la cognition" a souhaité amorcer un cycle de réunions sur les apports mutuels de la cognition naturelle et de la cognition artificielle. Des représentants d'approches variées ont été pressentis pour participer à ce cycle de réunions. Une lettre leur a été envoyée pour préciser la question liminaire sur laquelle porterait la discussion. Nous en reproduisons ici l'essentiel :

Depuis l'aube des Sciences Cognitives, les systèmes de traitement de l'information ont joué un rôle central dans la modélisation cognitive, ce qui a renouvelé l'approche de bien des disciplines abordant le vivant, le naturel ou le social en substituant une possible simulation à une stricte description. Que ce soit la psychologie de la perception ou du raisonnement, la neurobiologie, l'éthologie, l'économie ou la sociologie, toutes les disciplines abordant la cognition naturelle sous ses dimensions empiriques ont bénéficié de l'apport de simulations informatiques, et, conséquemment de l'apport des sciences de l'artificiel.

En retour, le vivant, le naturel ou le social ont présenté à l'esprit des mathématiciens et des informaticiens des images qui les ont inspirés et leur ont suggéré de nouvelles approches. Ainsi en a-t-il été des algorithmes génétiques, des réseaux neuronaux, des systèmes de production ou des travaux sur les verres de spin et sur le recuit simulé qui ont respectivement tiré leur sources de la génétique, de la neurobiologie, de la psychologie et de la physique.

En résumé, l'apport du naturel à l'artificiel et, réciproquement, de l'artificiel au naturel ont mu les sciences cognitives durant leur brève histoire.

Dans quelle mesure cet apport mutuel du naturel et de l'artificiel, ainsi que la tension qu'il a parfois fait naître, sont-ils encore féconds, telle est la question que nous aimerions poser à des spécialistes des différents champs disciplinaires concernés, afin de savoir si des axes de recherche novateurs se dessinent actuellement et si des actions institutionnelles sont souhaitables en ce domaine.

Une première réunion s'est tenue le 5 février dernier. Etaient présents Messieurs Jean Bullier, François Clarac, Denebourg, Michel Denis, Jacques Droulez, Jean-Gabriel Ganascia, Rémy Gervais, Janny Hérault, André Holley, Michel Imbert, Pierre Jacob, Jean-Pierre Nadal, Jean-Arcady Meyer, André Parodi, Manuel Samuelides, Dan Sperber, Jacques Vauclair, Georges Vignaux.

Parmi les autres personnes conviées, la plupart ont manifesté l'intérêt qu'ils portaient à ce cycle de réflexion, mais suite à des empêchements, ils ont décliné l'invitation pour la réunion du 5 février.

Dans ce premier rapport j'ai essayé, tentative ô combien risquée, de faire une synthèse des discussions que nous avions eues le 5 février. Il y a bien sûrement, des erreurs et des inexactitudes, aucune n'est intentionnelle, tous le comprendront. Je vous prie de les indiquer et d'apporter vos commentaires et vos critiques pour faire progresser la discussion lors de la prochaine réunion de ce groupe, le lundi 26 février, à Meudon, dans les locaux du GIS "Sciences de la cognition".



2. Couverture du champ

La première constatation porte sur la vastitude du champ : prise dans son acception la plus large, l'intitulé, à savoir, "Les apports mutuels de la cognition naturelle et de la cognition artificielle", serait susceptible de recouvrir le domaine entier des sciences cognitives, tout du moins si l'on voit les sciences cognitives comme produites par l'irruption des notions de simulation et d'information dans l'étude de la cognition.

Cependant, dans les faits, de nombreuses questions ouvertes par les sciences cognitives demeurent à l'orée de cette thématique, sans l'aborder de front, soit que la cognition naturelle ou la cognition artificielle soient seules considérées, soit que la référence aux systèmes de traitement de l'information demeure purement virtuelle, sans que soit envisagée de simulation effective, ni même, de simulation possible. À cet égard, certains travaux de psychologie mathématique qui prenaient, il y a quelques années, modèle sur les machines de Turing, sont révélateurs : ils relèvent, sans aucun doute, des sciences cognitives, sans pour autant relever de la thématique présente car ils ne comportent référence ni à la cognition naturelle, puisqu'il n'y a pas d'expérimentation en vue, ni à la cognition artificielle, puisqu'il n'y a pas de vraie simulation.

Ceci étant, quand bien même toutes les sciences cognitives ne serait pas couvertes par la thématique des apports mutuels de la cognition naturelle et de la cognition artificielle, il n'en demeure pas moins que le domaine reste très étendu. On pourrait songer à le scinder en plusieurs sous-thèmes, par exemple, constituer un groupe centré sur la modélisation neuronale à l'aide de réseaux d'automates, ce qui serait plutôt du ressort des neurosciences et de la physique statistique, et un groupe sur la modélisation des phénomènes psychiques à l'aide des techniques d'intelligence artificielle, ce qui ferait intervenir essentiellement des psychologues et des informaticiens. Pour s'en remettre au jargon commun, cette division tiendrait de l'opposition entre une cognition dite de "bas niveau" et une cognition dite de "haut niveau". Or cette proposition de scission ne semble pas recueillir l'assentiment du groupe, et ce, pour au moins quatre raisons :

- En premier lieu, les sciences du langage seraient obligées de se couper et de tracer une ligne factice entre ce qui se trouve accolé aux neurosciences, comme, par exemple, la phonétique et la neurolinguistique, et ce qui serait associé à la psychologie comme la pragmatique et la compréhension du langage. Or ce découpage serait artificiel, sans compter que des champs comme la syntaxe et la sémantique auraient du mal à y trouver leurs marques.

- En second lieu, cette division figerait les disciplines dans un état qui ne se justifie que par des contraintes techniques susceptibles d'évoluer : ainsi, les théorèmes de convergence n'ont porté, jusqu'à présent, que sur des réseaux constitués d'automates très élémentaires. Rien ne dit qu'à l'avenir on ne sera pas en mesure de les étendre à des réseaux d'automates complexes, ce qui viendrait estomper la démarcation entre "bas niveau" et "haut niveau", autrement dit, entre un traitement d'influx assimilés à des nombres, et un traitement d'idées représentées par des symboles ou par des structures algébriques construites sur un lexique de symboles.

- En troisième lieu, les sciences sociales qui sont susceptibles d'avoir une part non négligeable dans le champ des sciences cognitives - à ce propos rappelons qu'Herbert Simon a reçu le prix Nobel d'économie - ne trouveraient par facilement leur place.

- Enfin, le projet cognitif lui-même amputerait grandement ses ambitions philosophiques s'il posait autoritairement, comme principe a priori, une coupure entre psychisme et physiologie, autrement dit, entre matière et esprit.

Toutes ces constatations ayant été faites, la conclusion s'imposait : l'intégrité du groupe devait être maintenue, la représentation des différents courants des sciences cognitives, en particulier de la psychologie, de l'intelligence artificielle et des sciences sociales devant être assurée. Le hasard des défections a fait que ces dernières disciplines étaient peu représentées à la réunion du 5 février, tandis qu'un privilège semblait avoir été accordé à la modélisation du système nerveux central. Un coup d'oeil à la liste des personnes invitées convaincra aisément du caractère contingent d'un tel déséquilibre.

Pour entrer dans le vif du sujet, partons d'un examen approfondi des termes mêmes : l'opposition naturel/artificiel, et ce qui distingue, au plan conceptuel puis au plan pratique la cognition naturelle de la cognition artificielle demande à être élucidé. C'est ce qui fera l'objet des deux prochaines parties consacrées l'une aux principes, l'autre aux réalisations effectives, et intitulées respectivement, pour la première, "modèle et simulation", pour la seconde, "cognition naturelle/cognition artificielle".

Nous serons ensuite en mesure d'examiner, selon les domaines, en quoi consiste effectivement l'apport mutuel de l'artificiel et du naturel, et ce qui pourrait être amélioré, grâce à quoi, dans une dernière partie, nous formulerons des propositions d'action telles qu'elles semblaient s'être dégagées de la réunion du 5 février.



3. Simulation et modélisation

Au risque de trahir les propos des participants, j'ai pris sur moi de faire intervenir, en les opposant, les deux concepts de modélisation et de simulation pour faire mieux ressortir la distinction entre cognition naturelle et cognition artificielle. La première sous-partie sera disproportionnément grosse, car elle reprend toutes les réflexions qui ont porté sur la notion de modèle.

3.1. Modélisation
Dans le langage courant, les modèles peuvent aussi bien être des petites filles, modèles de vertu au comportement exemplaire, ou des femmes fatales, les "top models", figures de rêve aux modelés, eux aussi exemplaires, que les peintres et les photographes convoquent souvent dans le secret de leur cabinet pour les reproduire...

Dans tous ces cas, les modèles désignent des moules, des gabarits, des prescriptions sur lesquels il convient de se conformer. Cependant, de l'objet idéal, de l'abrégé de toutes les qualités que l'on prend pour guide des comportements, le modèle en est venu à désigner un résumé, une réduction qui retranscrit schématiquement les propriétés d'un objet. Le modèle devient alors une représentation simplifiée qui rend compte d'observations empiriques tout en demeurant cohérent avec un corpus de savoir théorique.

Dans cette acception, la nécessité du modèle tient simultanément à l'extrême complexité, qui interdit toute déduction des propriétés à partir de la théorie, et aux difficultés d'observation, qui limitent grandement les possibilités d'expérimentation. Ceci explique la fonction centrale de la notion de modèle en biologie et, plus généralement, dans toutes les sciences du vivant et du social, car en ces domaines, la réduction aux processus physico-chimiques s'avère la plupart du temps inopérante, tandis que les expérimentations demeurent délicates et partielles. En revanche, en physique, tout au moins en physique fondamentale, la part prise par les modèles demeure moindre, car la théorie mathématisée autorise des déductions et, surtout, les expérimentations sont plus faciles à mettre en uvre. Dans l'étude des phénomènes cognitifs, que ce soit sous l'angle biologique, psychologique, linguistique, voire même sociologique, ces deux difficultés se rencontrent simultanément. On conçoit donc que la notion de modèle y prenne toujours une place centrale.

À cet égard,il importe de souligner qu'un modèle demande à être validé par des expérimentations qui doivent toujours être construites au regard du modèle même, qu'elles ont pour fonction de valider ou d'invalider, éventuellement, de paramétrer, mais jamais d'induire complètement. Ceci étant, dans la dialectique qui unit modélisation et expérimentation, il existe deux risques duaux : soit l'expérimentation est conçue sans égard au modèle, ce qui la rend inadéquate, soit, pour reprendre les mots d'Italo Calvino, "...le modèle devient une sorte de forteresse dont les murailles épaisses cachent ce qu'il y a au dehors." (1), autrement dit, le modèle conforme ce qu'il est censé modéliser, et par là, il déforme au lieu de reproduire.

En conséquence, pour faire oeuvre scientifique, il convient d'évaluer la pertinence d'un modèle, ce qui requiert, d'un côté, d'apprécier l'adéquation du protocole expérimental au modèle, et d'un autre côté, de valider le modèle en le confrontant aux résultats issus d'une démarche expérimentale. Or, différents critères de validité peuvent être pris en considération, selon que l'on cherche simplement à résumer des données d'expérience et des connaissances dans un ensemble cohérent, ou que l'on veuille utiliser le modèle à des fins de prédiction.

Les modèles se distinguent aussi selon leur rôle : certains sont des boîtes noires que l'on superpose à une réalité pour la réduire à une simple fonction, d'autres sont plus analytiques, en ce sens qu'ils tendent à expliciter des mécanismes, pour les mettre en rapport avec l'observation, d'autres enfin sont intrinsèquement réducteurs. Ils constituent ce que l'on appelle les modèles "jouets" ou "minimaux". En dépit de ces appellations péjoratives, ils ont une valeur heuristique et épistémologique du fait de leur minimalité même. Plus exactement, il aident à comprendre la spécificité de telle ou telle caractéristique d'un modèle complexe, en faisant la part de chaque chose.

Au demeurant, ce qui importe lorsque l'on fait appel à un modèle, au titre de médiation entre des connaissances théoriques établies et des données expérimentales, c'est le caractère nécessairement partiel du modèle et, conséquemment, la coexistence d'une multitude de modèles possibles. Il en découle deux choses :

- D'une part, des modèles sont susceptibles de s'emboîter les uns les autres et, par suite, certains modèles, bâtis à un niveau d'analyse peuvent servir de support à d'autres modèles bâtis sur un niveau adjacent. De ce fait, des modèles sont en mesure de faire passer d'un niveau d'interprétation à un autre, et donc de faire le lien entre différents degrés d'abstraction, cependant que la validité d'un modèle n'est jamais établie que pour un niveau d'interprétation donné.

- D'autre part, pour un même niveau d'interprétation, nombre de modèles sont concurrents, sans que l'on sache toujours lequel est le plus approprié. Il faut donc les comparer pour mesurer l'apport spécifique de chacun d'entre eux et conclure à la prééminence éventuelle d'un modèle particulier.

Au reste, la modélisation doit rendre au mieux compte des expérimentations, tout en demeurant la plus simple possible. Or, certaines évolutions des techniques expérimentales ne sont pas prises en compte dans les modèles actuels qui, de ce fait, demeurent abstraits ; ainsi en est-il du planté d'électrodes multiples qui existe depuis une dizaine d'années, mais qui n'a pas, pour l'instant, donné naissance à une modélisation, et conséquemment à un traitement des données adéquats. De plus, parmi l'ensemble des modèles susceptibles d'être appliqués à une situation, rien ne dit que le dernier inventé, produit par le laboratoire voisin, soit le plus approprié... Un grand soin doit être pris dans le choix du modèle au sein de toute la panoplie disponible. Au reste, on doit garder à l'esprit le principe du rasoir d'Ockham : le meilleur modèle, dans tous ceux qui modélisent également un phénomène, est le moins "barbu" ; celui qui met juste l'accent sur l'essentiel.

3.2. Simulation
Avec les systèmes de traitement de l'information, autrement dit avec les ordinateurs, sont apparus des modèles d'un type tout particulier qui permettent, en principe, de singer n'importe quel processus matériel en produisant des simulacres. L'avènement d'artefacts doués effectivement d'une telle capacité mimétique universelle a été déterminant dans l'histoire scientifique récente et, en particulier, dans l'étude de la cognition, au point que c'est cet avènement qui est à l'origine du renouveau conceptuel ayant donné jour aux sciences cognitives.

Dans la mesure où toute simulation est une modélisation, tout ce qui vient d'être dit sur la modélisation s'applique à ce type particulier de modélisation qu'est la simulation. Cependant, avec la simulation, il y a plus : les processus cognitifs se reproduisent de façon autonome, ce qui permet de tester, sans effort, des hypothèses complexes. Le royaume qui s'ouvre alors peut prendre son indépendance et récuser l'allégeance aux faits d'expérience ; il se légitime par lui-même, par ses applications possibles, par les fonctionnalités originales qu'il propose, sans égard à leur vraisemblance.

Pour ce qui est de l'étude de la cognition, ce champ nouveau dessine ce que l'on appelle la cognition artificielle par opposition à la cognition naturelle qui ne prenait sens que dans la fidélité aux faits d'expérience.



4. Cognition naturelle/cognition artificielle

Une fois posés les principes généraux qui distinguent cognition naturelle et cognition artificielle, il convient de brosser à gros traits l'étendue de chacun de ces champs. À la lumière de ce qui a été dit le 5 février dernier, nous allons commencer d'énumérer quelques uns des domaines qui composent l'un et l'autre. Toutefois, ceux-ci demandent, bien évidemment, à être complétés et détaillés pour la version finale du rapport.

4.1. Cognition naturelle
Du côté de la cognition naturelle, il y a bien évidemment l'étude du système nerveux central et de tout ce qui touche aux organes effecteurs ou à la perception. Dans chaque cas particulier, les questions sont nombreuses et se posent avec plus ou moins d'acuité. Ainsi la vision, l'audition, l'olfaction ou le goût se traitent de façon fort différente. Il n'en demeure pas moins une question centrale commune à tous ces domaines, c'est la question du codage spatio-temporel, autrement dit, des représentations. Si une analogie permet de dresser un parallèle entre des flux d'information et l'activité neurochimique, on doit attribuer une signification à ces flux pour comprendre le sens de cette activité.

Pour autant, le domaine de la cognition naturelle ne s'arrête pas au système nerveux de l'homme et à la mise en relation du système nerveux et des opérations cognitives primitives.

Tout d'abord, les opérations cognitives complexes et leur intégration, qui donne jour aux facultés supérieures de l'intelligence comme le langage, le raisonnement ou la mémoire, relèvent elles aussi de la cognition naturelle. Ainsi en est-il de tout ce qu'étudie la psychologie, en particulier de tout ce qui touche au développement cognitif ou à l'apprentissage. De même, dans le domaine de la vision, de l'olfaction ou de l'audition, l'intégration des mécanismes perceptifs élémentaires et des fonctions de traitement en rapport avec la mémorisation relèvent tout à fait de la cognition naturelle et de ce qui, dans la cognition naturelle, est susceptible de faire l'objet de simulations. Enfin, les mécanismes physiologiques et psychologiques à la source du langage demandent à être étudiés simultanément, en faisant appel à un modèle cognitif qui intègre les différentes composantes, depuis celles qui concourent à l'audition et à la compréhension du langage, jusqu'à celles qui participent à la phonation.

Par ailleurs, à l'étude des phénomènes cognitifs dans leurs dimensions neurologiques, physiologique, psychologique et linguistique, s'ajoutent deux types de travaux. Les premiers portent sur les dysfonctionnements de la cognition, dont l'étude peut contribuer à l'élucidation des phénomènes cognitifs. Les seconds portent sur la cognition animale, en particulier chez les primates, car cela permet de mieux cerner les capacités perceptives et locomotrices.

Outre, ce qui relève, peu ou prou, du système nerveux, de la psychologie ou du langage, à savoir du sujet individuel, il est deux sortes de cognitions naturelles susceptibles, elles aussi, de bénéficier de simulations :

La première est relative à la génétique ; deux questions se posent alors. Y a-t-il, dans tout l'orbe du vivant, une forme de cognition à l'oeuvre qui présiderait à la sélection naturelle des espèces et à leurs évolutions ? Les cognitions individuelles résulteraient-elles d'une pression de sélection biologique qui ramènerait la cognition à une forme de la nécessité ? Dans cette dernière éventualité, la cognition serait le fruit naturel d'un processus évolutionniste dont on serait en mesure de dégager les lois rigoureuses ; dans la première, elle participerait aussi du processus évolutif, lui-même.

Enfin, l'intelligence d'essaim, les phénomènes économiques ou politiques relèveraient eux aussi d'une forme de cognition naturelle relative aux sociétés, qu'elles soient animales, par exemple les sociétés d'insectes, ou humaines.

4.2. Cognition artificielle
Dans l'ordre de la cognition artificielle, il semble que l'on puisse distinguer trois grands groupes de techniques :

- En premier lieu, ce qui relève de l'intelligence artificielle, de la représentation des connaissances et de l'apprentissage. Ce premier volet vise à modéliser le raisonnement conscient et les facultés supérieures de l'intelligence, comme par exemple la vision dite de haut niveau.

- En second lieu, ce qui a trait à la perception et à la représentation des mouvement et de l'action. Tous ces travaux sont appliqués à la robotique.

- Enfin, en troisième lieu, le traitement du signal et l'étude de la dynamique temporelle des réseaux de neurones qui fait appel à des concepts issus de la physique statistique.

Dans ce triptyque qui semble à première vue donner une présentation claire du champ de la cognition artificielle, quatre questions demeurent :
- Où placer les recherches sur les algorithmes génétiques, sur les ANIMATs et sur la vie artificielle ?
- Qu'en est-il de l'intelligence artificielle distribuée et de la dynamique des réseaux d'automates complexes ?
- Comment replacer l'opposition classique "bas niveau", "haut niveau" dans cet ensemble ?
- et comment les modèles de simulation permettent-ils d'opérer le lien entre ces deux "niveaux" de traitement ?



5. Apports mutuels

En dépit de l'émancipation croissante de la cognition artificielle, qui ignore de plus en plus les réalités "naturelles", il s'avère qu'un modèle naturel suscite parfois des modèles artificiels, ou tout au moins, stimule les concepteurs de modèles artificiels. Ainsi en est-il des réseaux neuronaux, des algorithmes génétiques, du recuit simulé, des verres de spin, qui témoignent, par leur nom même, des sources d'inspiration... Mais, il arrive aussi que la source originelle d'inspiration soit oubliée ; ainsi, dans le domaine du traitement du signal, c'est une inspiration biologique qui a donné naissance à l'analyse en composantes indépendantes, appelée aussi séparation de sources, sans que plus rien ne l'indique.

En retour, les fonctionnalités riches et nouvelles des systèmes artificiels suggèrent parfois de nouvelles approches dans la modélisation des phénomènes naturels. C'est ce double apport, du naturel à l'artificiel et de l'artificiel au naturel qui fait l'objet même de notre thématique. Or, en pratique, cet apport mutuel varie considérablement d'un sous-domaine des sciences cognitive à l'autre : dans certains, comme par exemple, l'étude du système nerveux central, les deux tiers des publications font référence à une simulation, tandis que dans d'autres, comme la psychologie cognitive, il existe des modèles artificiels, il existe des études sur la cognition naturelle, mais l'apport mutuel demeure faible. Il conviendra certainement de se demander pourquoi, mais, avant, l'objet de cette section sera de tenter une revue des apports effectifs ou des apports potentiels.

Domaine où il y a symbiose entre modélisation et simulation :
- Compréhension du fonctionnement des neurones.
- Etude des propriétés sélectives des neurones du cortex visuel.
- Etude de la locomotion.

Domaine où la modélisation constitue un apport à la théorie :
- Etude du système olfactif et, plus généralement, de tout ce qui a trait au sensoriel.

Domaine où la modélisation constitue un apport aux sciences pour l'ingénieur, c'est-à-dire à la cognition artificielle :
- Apport de l'étude de la vision pour construire des algorithmes de vision artificielle.

Domaines en évolution rapide où bien des espoirs sont permis :
- Comportement collectif de sociétés d'insectes

Dans tous ces domaines les échanges semblent bien fonctionner, encore que demeurent des questions liées à la validation des modèles de simulation qui, trop souvent, ne sont pas confrontés à leur concurrents. De plus, il convient, dans ces domaines, de distinguer selon la fonction de la simulation : soit il s'agit de simplement répondre à des besoins industriels, auquel cas une validation immédiate suffit, soit on vise un apport théorique, auquel cas, la validation passe aussi par une compréhension profonde des processus.

Il existe aussi des domaines où les choses marchent moins bien, autrement dit où les apports mutuels se font difficultueux.

En psychologie cognitive, non seulement bien des modélisation ne font pas appel à des simulations, mais aussi, bien des simulations, à l'aide de techniques d'intelligence artificielle, n'ont pas fait l'objet de validation. Or cette absence de simulation et de validation tient à des difficultés intrinsèques. Il convient de comprendre les sources de ces difficultés pour essayer d'ouvrir de nouvelles pistes d'échanges.

En psycholinguistique, différents niveaux se dégagent, chacun pouvant éventuellement faire l'objet de simulations. Ainsi en est-il à partir du signal sonore, de la reconnaissance du locuteur, de la reconnaissance de phonèmes, puis de mots, jusqu'à la compréhension des messages explicites, et, même, des messages implicites. Or, dans tous ces domaines, les besoins des industries de la langue ont incités les informaticiens à forger des modèles de simulation au regard desquels il y a un véritable déficit théorique.

À ces domaines où l'apport mutuel de l'artificiel et du naturel se manifeste de façon plus ou moins heureuse, plus ou moins souhaitable et plus ou moins nécessaire, on peut ajouter des grandes oppositions sur les formes de cognition qui portent aussi bien sur la constitution de la cognition artificielle que sur l'investigation de la cognition naturelle :
- Opposition entre "haut" et "bas" niveau.
- Opposition entre cognition "distribuée" et "locale".
- Opposition entre organisation hiérarchique et organisation séquentielle.

Au reste, avec les machines contemporaines, la cognition naturelle se heurte contre des murs nouveaux, sans matière, faits d'échanges d'information : la surveillance de gros systèmes, la vigilance des conducteurs de trains, le pilotage d'avions "presse-bouton", toutes les interactions homme-machine posent d'indéniables problèmes cognitifs. Les apports mutuels de la cognition naturelle et de la cognition artificielle peuvent alors être entendus à la fois comme la conception d'interfaces mieux adaptés aux capacités cognitives naturelles et à la fois, comme l'introduction de mécanismes appropriés, qui reconstruisent, par une forme de cognition artificielle, les désirs, les buts et les tendances des utilisateurs, de façon à les soulager au mieux. Rangées, classiquement, sous le vocable de coopération homme-machine, ces questions relèvent évidemment de la thématique, mais je crois qu'elles seront mieux abordées dans le cadre du cycle de réflexion sur le thème "cognition et communication". En conséquence, si tous sont d'accord, je propose de ne pas les aborder dans le cadre de ce groupe de travail.

Enfin, il est une question où, jusqu'à présent, la cognition artificielle se distinguait grandement de la cognition naturelle : d'un côté, les processeurs sont synchrones, de l'autre asynchrones. Il serait certainement bénéfique de s'intéresser aux avantages et aux inconvénients des uns et des autres.



6. Propositions d'actions

Parmi les propositions qui se sont dégagées au cours de cette première réunion, j'ai noté, une volonté de valider les modèles de simulation : les programmes informatiques ne doivent plus être considérés comme des alibis, mais ils doivent être assortis d'une véritable expérimentation pensée en regard de la modélisation. Autrement dit, l'accent doit être mis sur la scientificité de l'ensemble de la démarche faite d'expérimentations et de simulations.

Pour ce faire, il faut d'abord familiariser les pourvoyeurs de modèles avec les démarches expérimentales au travers d'écoles et de stages de longue durée (1 à 3 mois, voire plus) dans des laboratoires.

Il faut aussi enseigner, aux expérimentateurs, les contraintes que font peser les outils de traitement des données sur les protocoles expérimentaux et sur les recueils de données. Là encore, des écoles seraient certainement utiles.

Bref, un appel d'offre sur cette thématique devrait très certainement mettre, en priorité, l'accent sur la scientificité de l'approche.

La deuxième proposition porte sur la comparaison des modèles de simulation : une confrontation de différentes approches sur un même jeu de données serait certainement pleine d'enseignements. Certes, comme nous venons de le dire, le recueil de données influe sur la nature du traitement, ou plus exactement, ce recueil doit être conçu en fonction du traitement, mais il serait souhaitable de trouver un ou deux domaines où des données expérimentales fournies en grand nombre permettraient d'effectuer une telle comparaison. Là encore, il s'agit de donner plus de rigueur à l'approche.

Dans tout ce qui concerne la psychologie, la linguistique et les sciences sociales, les apports mutuels entre cognition naturelle et cognition artificielle ont eu du mal à s'établir, et quand ils se sont effectivement établis, cela demeurait marginal. Il serait utile de comprendre pour quelles raisons. Un groupe de travail qui réfléchirait sur l'histoire des tentatives de simulation, sur les difficultés, sur les échecs et les succès, enfin, sur les présupposés épistémologiques de ces approches serait certainement d'un grand apport en ce domaine, surtout s'il réunit des philosophes, des épistémologues, des historiens et des spécialistes des différentes branches de la cognition naturelle et de la cognition artificielle.


Note :

(1)
"Palomar", Le modèle des modèles, Italo Calvino, traduction française J.-P. Manganaro, éditions Points Seuil (p. 107-110).

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